La loi contre le tabagisme peut-elle justifier la non exploitation d’une marque ?

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Dans son arrêt en date du 2 février 2016, la Cour de cassation vient mettre un point final à l’affaire opposant depuis presque 10 ans les sociétés Philip Morris à la société Dr. Scheller Cosmetics, absorbée entre temps par la société Coty.

Philip Morris est titulaire de deux marques MANHATTAN déposées respectivement en 1965 et 1988, pour désigner les « tabacs, cigares, cigarillos, cigarettes et tous articles pour fumeurs », La société Dr. Scheller est quant à elle titulaire de la marque internationale MANHATTAN visant la France, déposée en 1954 pour désigner les « articles de parfumerie alcoolique et non alcoolique et de cosmétique ».

La législation relative à la lutte contre le tabagisme interdit toute propagande ou publicité en faveur d’un produit autre que le tabac, lorsque par l’utilisation d’une marque ou d’un autre signe distinctif, elles rappellent le tabac ou un produit du tabac (articles L. 3511-3 et L.3511-4 combinés du Code de la santé publique).

De façon à pouvoir librement exploiter ses marques sans contrevenir à cette législation, la société Philip Morris a assigné la société Dr. Scheller en déchéance de ses droits sur sa marque, sur le fondement de l’article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle.

Afin de s’apposer à cette demande, la société Dr. Scheller d’une part contestait l’intérêt à agir de Philip Morris et d’autre part invoquait un motif légitime de non exploitation de sa marque tenant aux dispositions du Code de la santé publique ci-dessus.

Par ailleurs, elle demandait reconventionnellement, à titre principal, l’annulation des marques de Philip Morris au motif que celles-ci interdiraient l’usage de sa propre marque en France, et à titre subsidiaire, la déchéance des droits de Philip Morris sur ses marques.

Par une décision en date du 17 octobre 2007, le Tribunal de grande instance de Paris, confirmé par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 21 octobre 2009, avait prononcé la déchéance des droits de la société Dr. Scheller sur sa marque, estimant que le simple enregistrement des marques de Philip Morris n’était pas de nature à interdire à la société Dr. Scheller, au regard des dispositions anti-tabac précitées, d’exploiter sa marque pour les produits cosmétiques visés et ne constituait donc pas un juste motif de non-exploitation.

Le Tribunal puis la Cour d’appel ont par ailleurs refusé de faire droit aux demandes reconventionnelles de la société Dr. Scheller, relevant que cette dernière n’avait plus de titre à faire valoir sur la dénomination en cause après avoir été déchue de ses droits.

Par un arrêt en date du 4 octobre 2011, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel, reprochant à celle-ci, d’une part son refus d’examiner les demandes reconventionnelles de la société Dr. Scheller et, d’autre part la période de non exploitation prise en compte pour juger de la déchéance.

Par un nouvel arrêt en date du 10 janvier 2014, la Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement premier prononçant la déchéance des droits de la société Coty (venant aux droits de la société Dr. Scheller) sur sa marque et estimant que, Philip Morris n’exploitant pas sa marque, le prétendu juste motif de non exploitation invoqué par Coty n’était pas valable.

La Cour d’appel a par ailleurs rejeté la demande reconventionnelle de la société Coty en nullité des marques Philip Morris sur le fondement de l’article 11 alinéa 1 de la Directive CE n° 2008/95 disposant que la nullité d’une marque ne peut être prononcée en raison de l’atteinte à une marque antérieure non exploitée.

La Cour d’appel a également rejeté la demande reconventionnelle de Coty tenant à la déchéance des droits de Philip Morris sur ses marques, estimant que cette dernière bénéficiait d’un juste motif de non exploitation du fait des dispositions légales anti-tabac qui auraient exposé Philip Morris à un risque de poursuites de la part de Coty.

C’est ce dernier point qui a fait l’objet du pourvoi en cassation ayant donné lieu à l’arrêt du 2 février 2016 par lequel la Cour Suprême valide la position de la Cour d’appel estimant que « la législation relative à la lutte contre le tabagisme constituait pour les sociétés Philip Morris un obstacle en relation directe avec leurs marques, indépendant de leur volonté, (…) rendant l’usage en France des marques impossible ou déraisonnable » et rejetant donc le pourvoi.

Depuis la décision de la Cour d’appel de Paris du 27 septembre 1990, dans l’affaire VORTEX, les juridictions françaises ont toujours sanctionné les fabricants de tabac ou d’alcool qui lançaient sur le marché un produit portant une marque identique à celle d’une entreprise l’exploitant déjà dans un autre domaine.

La décision de la Cour de cassation du 2 février 2016 complète ce tableau jurisprudentiel en apportant un éclairage spécifique dans le cas où aucune des marques en cause n’est exploitée. Dans cette hypothèse, la Cour de cassation estime que seul le fabricant de tabac peut valablement se prévaloir d’un juste motif de non-exploitation.

Alain Berthet, Avocat associé au sein du cabinet Promark